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Il y a une remarque d’Enzo Mari qui me revient régulièrement à l’esprit. Une remarque très fine recueillie lors d’une conversation remontant à quelques années.

Alors que nous passions en revue les différentes étapes du design italien tout en analysant la part prise par les différents entrepreneurs dans cette réussite, Mari me répétait avec son dogmatisme bien à lui qu’il réfutait la conviction selon laquelle les objets italiens étaient industriels. Pour lui, ils avaient toujours été « pensés pour être industriels, mais produits de façon artisanale ». Une intuition pointue et démystifiante émergeait ainsi pour lever enfin le voile de Maya qui recouvrait depuis trop longtemps une réalité industrielle qui ne l’était qu’en apparence. Une illusion qui voilait une réalité des choses qui existait bel et bien à l’abri des regards. Pendant des décennies, l’artisanat avait été littéralement ignoré et réduit à une simple question de chiffres : s’il s’agissait d’une production de grande ou moyenne série, on la qualifiait d’industrielle, la dimension artisanale étant réservée aux petites séries. Il est clair qu’à l’aune de ce paramètre, l’artisanat arrivait largement perdant, pulvérisé, dépassé et hors du temps, tandis que la production de série, la grande série et les quantités industrielles allaient porter au final à des marchés plus grands. Or personne n’avait intérêt à démonter cette machine productive et de réaliser une radiographie à l’échelle nationale du cycle de production pour vérifier ce qui était effectivement exécuté par la machine et ce qui relevait des opérations continues d’adaptation, de finition, de fignolage et d’amélioration qualitative réalisées par un ouvrier spécialisé (c’est-à-dire l’artisan moderne). Le monde du design préférait parler plutôt de projet, de culture du projet et de ses protagonistes/designers, en se focalisant sur la partie high de la discipline et sur la contribution culturelle qu’elle apportait à la société italienne. Parallèlement, des caractéristiques artisanales de qualité continuaient de remplir leur fonction indispensable dans le produit, et à faire rentrer dans le domaine du possible les requêtes et les exubérances les plus extrêmes des différents concepteurs, sous le couvert d’une logique dite « industrielle ». Mais tout allait changer avec le tournant du XXIème siècle. Dans un monde globalisé caractérisé par la présence de nouveaux acteurs et de nouvelles scènes émergentes, la culture industrielle était devenue à la portée de tous, simplifiée et lissée de ses aspects technologiques qui étaient à présent disponible à toutes les latitudes. De même, dans un monde hyper-saturé et dépourvu de véritables demandes fonctionnelles (ou tout du moins là où l’offre de projets dépassait la demande), la culture des designers manquait d’ambition, avec un projet faible, où l’innovation, bien que constante, ne se faisait que par de micro pas en avant. L’un et l’autre de ces phénomènes ouvraient grand au design la voie de la simplification, qui conduisait dangereusement à un produit diffus et homogène. Le substrat artisanal de qualité qui demeurait dans la production industrielle semblait en revanche échapper à cette logique. C’est là que l’artisan, avec ses recettes encore à demi cachées et sa manualité, avec ce patrimoine ancien jamais révélé, pouvait continuer à faire la différence. Et quand, pendant la première décennie du nouveau siècle, certaines entreprises allaient voir les ventes de certains produits industriels tomber au point de se quantifier en dizaines ou en douzaines, l’alibi des chiffres allait tomber lui aussi pour redonner tout son rôle à l’artisan et redorer son blason aux yeux du monde.

La question se pose alors : qui s’occupe aujourd’hui de la recherche ? De la complexité ?

Les grandes marques qui ont vu le jour au début du nouveau siècle avaient d’autres chats à fouetter, et si elles se sont constituées, c’est parce qu’elles voulaient mettre de l’ordre dans le système complexe de la « distribution du design, sachant qu’avec la mondialisation, 40 ou 50% créait des problèmes particuliers et autant d’opportunités. Elles ne se sont certes pas regroupées pour faire de la recherche orientée vers le produit. Pour répondre au principe des économies d’échelle ; l’identité et la rationalisation devaient occuper une place centrale, mais le type de produit qui ressortait de la concentration des marques avait inévitablement un style typiquement contract : parfait pour les grandes fournitures, ni beau ni laid, correct d’un point de vue technique, mais suffisamment plat pour ne pas créer de sauts imprévus, en s’imposant par là même à travers une sorte d’« indéterminé de qualité ». Pour échapper à tout cela, l’artisanat était seul en mesure de proposer encore de la qualité et de l’unicité, de sa manière simple et flexible, et d’assurer le just in time à des coûts relativement bas. Dans cette dimension, on avait encore droit à l’erreur et il y avait de la place pour les projets qui n’aboutissaient pas forcément tous, pour une expérimentation qui ne se traduisait pas par des investissements excessifs, dans une situation de marché qui apparaissait déjà depuis quelques années relativement délicate. L’artisan était le seul capable d’accepter certains paris un peu fous qui pouvaient arriver des coins les plus perdus des pays émergeants, et de les réaliser une première fois pour ensuite les refaire peu longtemps après avec de minimes variations. Ou bien de faire dans la pièce unique et le « sur mesure », où prototype et production coïncident avec l’exemplaire 1/1, la plupart du temps avec un niveau élevé de complexité. En cela, notre pays montrait à quel point il était moderne et en ligne avec l’observation de Luigi Pasinetti qui affirmait que « la richesse d’une nation industrielle est quelque-chose de complètement différent de celle des nations pré-industrielles, ou plutôt quelque-chose de plus profond. Moins liée à la valeur des bien possédés, elle représente la connaissance technique nécessaire pour les produire » (1). C’est depuis une perspective différente, celle du critique d’art, que s’en apercevait aussi Pierre Restany, dans une phase de grande expansion industrielle telle que la fin des années 70. Ce dernier voyait bien l’importance de cette caractéristique artisanale lorsqu’il affirmait que les Italiens avaient réussi à devenir de parfaits ébénistes du plastique et à reconnaître « l’intelligence du matériau ». Et cette observation aurait pu être généralisée à tous les nouveaux matériaux qui allaient apparaître successivement sur la scène, comme si n’importe quelle forme d’innovation technique pouvait toujours s’interpréter « à la façon des ébénistes ». Il suffisait de savoir dédoubler certains passages de la production pour produire, près de chez nous, et de la meilleure façon qui soit, telle ou telle phase du projet qui allait ensuite s’enchaîner aux phases successives d’une chaîne. Une ligne de production à courant alternatif et segmentée, mais qui permettait de passer presque naturellement d’un compartiment d’ouvraison à l’autre. Comme lors du montage d’un film, on parvenait à associer des logiques hétérogènes, où les relations et les liens étroits étaient constitués grâce à un principe de qualité.

L’analyse en profondeur que nous avons voulu mener concernant le design de Foscarini s’articule autour de trois structures légères de la production, liées à trois façons d’interpréter la matière.

Ces dernières s’inscrivent parfaitement dans la direction du projet moderne et se laissent conduire vers des glissements progressifs d’une matière aux modalités d’emploi mouvantes, comme si elle avait acquis, avec le nouveau siècle, des sens seconds. Entre temps, on ne parle plus de matière, mais de matériau, et le matériau est une matière déjà transformée par la re-production industrielle qui nous restitue un produit de deuxième dérivation, produit parfois hybride, un pré-fabriqué toujours capable de se transformer en quelque-chose d’autre. Dans sa condition de transformation perpétuelle, ce n’est plus sa masse qui en marque la qualité, mais ses possibilités d’extension et de polyvalence, à plus forte raison si elles sont déclinées dans le principe de résistance+légèreté+élasticité. Crea, Vetrofond et Faps sont les trois entreprises en question, personnifiées respectivement par 7, 47 et 35 salariés, sans compter leurs propriétaires, soit une ou deux personnes au maximum par entreprise. Ciment, verre et fibre de carbone sont les matériaux qui ouvrent le chapitre consacré au fait que, au XXIème siècle, donner un sens nouveau au matériau va nécessairement de pair avec une phase de reconversion et de repositionnement industriel. Nous ne sommes plus en 1945 et le type de reconversion actuel n’a plus rien à voir avec celui de Iso qui passe des chaudières aux mobylettes, ou de Piaggio qui passe de l’aéronautique au deux-roues. Or il s’agit néanmoins d’une démarche qui vise à repenser la façon de produire de l’entreprise, en fonction des bouleversements de marché de ces quinze dernières années. Un changement de perspective, tout en restant fidèle à ses spécificités. Et s’il faut modifier le cadre pour que la transformation s’opère, voilà que la question de l’artisanat industriel se pose à nouveau, et que se profile encore une fois ce même type d’acteur et de figure classique du design italien. Il s’agit de cette même figure mêlée de l’ouvrier-artisan, du patron-concepteur, du producteur-éditeur. La façon italienne d’inventer une sorte de solveur de problèmes tous azimuts – technique, forme, détail, prestation, sous-traitance de qualité, concentration de nombreux usinages – en une seule et même personne. Des figures-clé, centrales pour notre histoire, à l’instar de Natale Cappellaro, ouvrier d’Olivetti, premier monteur des machines à écrire MP1 puis concepteur des révolutionnaires calculatrices à plusieurs opérations, ou de l’ingénieur Carlo Barassi, qui démarre pendant la deuxième guerre mondiale avec des protections en mousse pour les réservoirs de bombardiers avant d’arriver aux nouveaux fauteuils en élastomères, pour l’automobile d’abord, puis pour le mobilier de maison Arflex, ou bien encore d’Enrico Garbarino qui se laisse convaincre par Ettore Sottsass de se lancer dans l’aventure des « fausses » surfaces en laminé, et finit par inventer l’Abet Print en associant un panneau de contreplaqué ou d’aggloméré avec des résines mélaminiques pressées. Le fait d’avoir dans sa visée Crea, Vetrofond et Faps montre que Foscarini croit en cette dimension.

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Crea est une créature de Giovanni Piccinelli, un ancien cimentier qui, après une période de travail en Suisse, la patrie du béton apparent et de ses finitions les plus raffinées, crée sa propre entreprise à Darfo Boario. Jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, lorsque la crise du bâtiment pèse sur les affaires, Crea produit principalement des éléments de construction et des composants en béton. Piccinelli est sur le point d’abandonner le marché et de se mettre à produire des pots de fleurs en guise de passe-temps. C’est à ce moment que se présentent des demandes pour produire des lampes et des accessoires de décoration pour extérieurs. Avec des objets de plus petite taille, pense-t-il, les risques allaient être réduits en proportion. Il décide de relever le défi. Grâce à son expérience du décoffrage des pièces et des problèmes de contre-dépouille, il réussit aisément cet important changement d’échelle, du module pour bâtiment à l’objet.

De fait, il a fallu pour Aplomb entre 200 et 300 essais avant d’arriver à la lampe finale.

Et on utilise aujourd’hui 45 moules contre 5 au début. Dans la petite entreprise de 7 salariés, la production d’Aplomb est suivie par trois ouvriers (Vasile, Radu et Mamadou), dont deux sont préposés à la coulée, et un à la finition. Les ouvriers interviennent sur la coulée mais ne touchent pas aux prototypes. C’est avec les enfants de Giovanni, Ottavio (qui supervise la production) et Carlo (concepteur suivant les aspects commerciaux) qu’a commencé cette conversion à l’objet domestique. Un parcours difficile, surtout pour la phase de sablage, qui nécessitait un soin tout particulier pour obtenir une irrégularité contrôlée de la granulométrie et du pore ouvert dans le ciment du réflecteur, un aspect que les ouvriers négligeaient au début, le considérant comme une simple perte de temps. Ottavio a alors eu l’idée d’emmener les trois ouvriers en question au Salon du Meuble de Milan pour leur faire comprendre que ces objets étaient destinés à la décoration d’intérieur et à un monde où la finition avait une valeur importante. C’est ainsi qu’ils ont compris l’importance de fignoler à la main, avec un tuyau, les bords des parties étroite et large du cône, une opération nécessaire pour éliminer les excédents de ciment avant de procéder au sablage. Après une finition imperméabilisante et le passage au contrôle qualité de Foscarini, les objets sont envoyés à Pordenone où sera montée la partie électrique de la lampe avant son retour vers Marcon. Bien sûr, Piccinelli a dû s’habituer à un autre monde. Fini le temps où les différences de taille dues aux retraits des modules de construction après le décoffrage se mesuraient en centimètres. Aujourd’hui, les contrôles qualité ont lieu deux fois par mois environ et consistent en des mesures très précises au calibre pour vérifier les épaisseurs du ciment. Un ciment qui se miniaturise aujourd’hui de plus en plus : porte-crayons, tringle de rideaux et jusqu’à la robinetterie, que l’entreprise produit et dont elle suit parfaitement l’évolution.

Giancarlo Moretti, l’un des deux propriétaires de Vetrofond, affirme maîtriser tous les usinages du verre et se considère un spécialiste de la technique du Zanfirico, une technique selon laquelle on chauffe plusieurs cannes dans un four avant de les torsader pour obtenir un motif en spirale. Mais chez lui, à Casale sul Sile, on vient surtout « pour souffler ». La célèbre marque Louis Poulsen se sert de Vetrofond à chaque fois qu’elle délaisse ses tôles métalliques et ses globes acryliques pour travailler le verre des plafonniers d’Arne Jacobsen ou les réflecteurs de Verner Panton. Pour souffler et décorer ses verres, elle préfère se tourner vers la Vénétie plutôt que vers les territoires germaniques ou la Bohème. Le rapport entre Vetrofond et Foscarini dure depuis des années et se traduit par 20% de son chiffre d’affaires. Les souffleurs sont tous italiens et leur formation s’étale sur au moins cinq ans. Le travail est organisé en équipes de 3-5 ouvriers qui se spécialisent sur des modèles d’un fabricant spécifique. Ainsi, deux équipes suivent la production de Foscarini. Dans ce cas, les cinq membres de l’équipe peuvent échanger leurs places entre le soufflage et la finition. Après le prélèvement de la masse de verre en forme de poire (la pea en dialecte vénitien), celle-ci est soufflée à l’intérieur du moule. Le processus demeure artisanal et les machines ne servent pas à grand-chose ici. Dans le cas de la lampe Rituals de Ludovica et Roberto Palomba, il faut compter environ trois minutes pour le soufflage et environ dix minutes pour la finition. Pour obtenir le type de finition particulier recherché, à savoir cet aspect gypseux caractéristique capable de faire ressortir l’irrégularité des stries, la lampe est cerclée à l’extérieur et usinée de façon à éviter la présence de tâches et obtenir une répartition uniforme du blanc. Ce n’est que de cette manière que l’on obtient ces tonalités chaudes évoquant le papier de riz (comme dans certaines lampes d’Isamu Noguchi) qui surprennent par rapport à la luminescence typique du verre. Une autre manière de transfigurer l’effet du verre est de recourir à des couleurs ternes qui se fondent plus facilement avec les teintes d’un intérieur. Dans la série de lampes Buds de Rodolfo Dordoni, l’idée est de diminuer l’effet brillant du verre par le recours à des verts, des gris et des marrons, des couleurs volontairement froides qui comportent un dosage difficile pour l’obtention de la teinte des mélanges créés avec l’adjonction de minéraux avec des oxydes de fer. Chaque essai de fusion souhaité par Foscarini, dont la recette est secrètement gardée, est compliqué et comporte pour Moretti des coûts assez élevés si l’on considère qu’il faut compter « environ 100 kg de matériau, le coût du gaz, de la main-d’œuvre et de la perte de production ». Malgré ces difficultés, on sent Moretti animé par la passion.

Crea et Vetrofond innovent ainsi dans l’utilisation du matériau qui représente surtout l’inversion d’un effet technique.

On demande au ciment de devenir un matériau domestique et de perdre sa connotation un peu grossière ; on demande au verre soufflé de perdre sa dimension flamboyante et de se mimétiser le plus possible avec les tonalités des meubles de série. Le résultat est un dépaysement dans la perception du matériau.

Le cas de Faps se présente en revanche comme un exemple intéressant d’ouverture sur un matériau innovant mais encore peu utilisé et peu présent dans les espaces domestiques tel que la fibre de carbone, traduisant un changement de cap de ses activités autrefois concentrées sur la production de cannes à pêche de compétition. Fidèle à la logique de ce matériau composite, Faps intègre le domaine de la vitrorésine et de la fibre de verre avec celui des nouvelles fibres de carbone. Pour le propriétaire de l’entreprise, l’ingénieur Maurizio Onofri, cela revient à ouvrir sa production à toute une gamme de produits appartenant à des secteurs les plus divers et à explorer à chaque fois que l’on recherche des composants à la fois légers et performants. C’est ainsi que l’entreprise va se mettre à produire, en plus des cannes à pêche, des roulements pour l’industrie, des cadres de vélo, des produits nautiques tels que des tangons cylindriques, des éclisses pour les voiles et des rallonges pour timon. Tandis qu’avec la fibre de verre, le design n’avait fait l’objet que de rares collaborations (le fauteuil sophistiqué Nena de Richard Sapper conçu en 1986 pour B&B avec une structure en vitrorésine s’était révélé trop complexe pour la production) qui s’étaient limitées aux quelques expériences d’Alias dans le secteur des chaises, il devra trouver, avec ce nouveau matériau composite, une logique spécifique qui ne cherche pas à imiter celle des matériaux précédents. Pour les projets de lampes que Marc Sadler propose à Foscarini, la typologie parfaite pour les évolutions possibles de l’association entre fibres de verre et fibres de carbone s’avère le lampadaire et il fait donc appel à Faps pour le processus d’expérimentation sur l’éclairage. Faps travaille alors sur une économie des liens entre ces deux matériaux et sur leur intégration synergétique : la fibre de verre, pour sa grande flexibilité, et la fibre de carbone, plus rigide. Les secrets du composite résident dans le mélange entre le type de fibres et le type de résine avant leur fusion au four. Tress est une lampe dont la matrice « textile » est obtenue par la superposition de cinq bandes de ruban de type et de largeur différents constituant le corps-colonne, avec également de la fibre de carbone au niveau de la base et de la partie supérieure de l’écran de protection du groupe lumineux. Mite est un lampadaire moderne, dont la section conique variable est le résultat de l’usinage d’une surface extérieure de notre époque. À l’atelier de laminage, Fausta et Lia repassent le tissu en fibre de verre (qu’elles-mêmes appellent « peau ») qui sera ensuite appliqué sur le moule en le faisant bien adhérer à la calandre.

Un geste archaïque, domestique et très délicat, qu’exécutent aussi parfois les hommes, mais jamais aussi bien qu’elles.

Dans un décor de machines-outils haute technologie s’ouvre une phase d’usinage qui rappelle le travail d’une couturière habillant une mariée, un instantané qui nous donne la mesure du temps nécessaire à cette étape de production. Le long filament noir en fibre de carbone viendra compléter la structure en passant dans l’enrouleur, tandis que la version jaune mettra à l’honneur le délicat fil en kevlar semi-fini, plus fragile et produisant plus de déchets (la version en carbone se vendra au rythme de 1 500 par an contre 50 environ pour la version en kevlar). En revanche, la dimension monumentale de la fibre de carbone a été poussée et expérimentée sur la Twiggy, une lampe dont la vocation est d’occuper l’espace. Sa tige, qui se plie et oscile, représente en soi une véritable prouesse technique. Pour atteindre les caractéristiques mécaniques voulues pour la courbure, elle est composée de deux pièces. La tige d’environ 320 centimètres comporte la présence dans la partie basse d’un premier élément plus rigide en fibre de carbone et d’un élément en fibre de verre renforcé dans la partie haute, avec des renforts au niveau de l’extrémité. Pour réaliser la tige définitive, 150 échantillons ont été nécessaires, chacun ayant été soumis à une charge de 9 kg pour vérifier la flexibilité et la stabilité de la lampe. Pour les diffuseurs de Twiggy, on utilise un tissu en verre pigmenté avec une résine noire dont l’accumulation doit être savamment dosée et éventuellement nettoyée à la sortie du four pour créer un effet moiré sans produire de taches. Un dernier laquage de la tige exécuté dans l’entreprise Faps donnera à la lampe son aspect définitif en noir, blanc sale/gris, cramoisi, greige ou indigo. Grâce à la légèreté obtenue à l’aide du matériau composite, Twiggy peut atteindre les 290 cm de hauteur, alors que l’Arco des frères Castiglioni ne dépassait pas les 250 cm. Il suffit de jeter un œil aux poids de ces deux lampes pour prendre la mesure des progrès techniques réalisés pendant toutes ces décennies : 17 kg pour la Twiggy, 64 pour l’Arco.

Ce parcours dans les méandres de l’artisanat industriel est à la fois neuf et ancien.

Cinquante ans plus tard, Foscarini s’insère dans le même lit de culture du produit creusé à l’époque par Azucena ou Danese, deux entreprises qui jouissent aujourd’hui d’une importance encore plus grande pour le parcours à contre-courant qu’elles ont entrepris. Sans jamais courir après l’idée de produire eux-mêmes et dans leur propre site, ces éditeurs/producteurs nés respectivement en 1949 (Zucena) et 1957 (Danese) ont roulé leur bosse dans des secteurs industriels et à travers des pôles disséminés à une époque où l’acquisition et la concentration des moyens de production apparaissait l’unique solution possible pour aborder le projet dans une approche moderne. En se faufilant à travers les mailles de l’industrie et de l’artisanat, ils ont échappé à toutes les logiques (on connaît la demande faite par Bruno Danese à un fabricant de tuyaux d’assainissement de couper un tube gris en polypropylène à 30° pour constituer la bordure de la corbeille à papier In Attesa d’Enzo Mari). C’est cette même recherche de l’étape d’usinage à transférer dans le produit de série qui intéresse Foscarini, et il me semble que certaines plaintes des producteurs vis-à-vis de Foscarini pour sa recherche méticuleuse de standards de qualité reprennent celles des artisans de l’industrie qui produisaient pour Danese. Chez Danese, on menait une politique très exclusive et aristocratique concernant les auteurs, une sorte d’autoconscience continue sur le projet (uniquement Mari, Munari et les deux Danese). Chez Foscarini, où le nombre de designers collaborant au catalogue s’élève à environ 33, on s’ouvre à une politique polyphonique. Cette multiplication des contributions fait subtilement pencher la balance du contenu du projet vers la façon de le réaliser en tant que marque essentielle de reconnaissance de l’entreprise. Aujourd’hui, comme le rappelle Andrea Branzi, les réussites « peuvent se produire uniquement à travers l’organisation de dispositifs provisoires », des dispositifs temporaires intelligents qui « évitent toute structure complexe » (2). Provisoire et intensément manuelle, telle est la dimension de cet artisanat néo-industriel. Le charme de cette recherche intensive basée sur le faire, qui a souvent une évolution peu linéaire et difficilement programmable est le même que celui que l’on peut produire dans un laboratoire spatial de très haute technologie. C’est le concept du travail continu, d’état de modification perpétuelle et de perfectibilité poursuivi jour après jour qui permet d’innover là où la moindre avancée peut être le fruit d’un hasard produit dans un état d’inconscience vague due à cet hyper-faire. Avec les missiles V2 qui s’écrasèrent sur Londres d’abord, puis avec le vaisseau Saturn V réalisé pour la NASA, Wernher von Braun, ingénieur allemand et père de la recherche spatiale la plus extrême, pensait à la recherche dans les mêmes termes qu’un artisan en la définissant comme quelque-chose que « je fais quand je ne sais pas ce que je fais ».

Manolo De Giorgi

Ayant ouvert son propre cabinet d’architecture à Milan en 1989, l’architecte Manolo De Giorgi s’occupe de restructurations, de décoration d’intérieurs et d’installations. Rédacteur des revues Modo et Domus, il a organisé les expositions suivantes : Techniques Discrètes (1991), 45-63. Un Museo del Design in Italia (1995), Marco Zanuso (1999) Camera con vista. (2007), Olivetti. Una bella Società (2008) Magnificenza e Progetto (2009), pour lesquelles il a également dirigé la rédaction des catalogues. Il est également l’auteur de Carlo Mollino. Interni (Segesta, 2004), Design (Zanichelli, 2007), Enzo Mari (Il Sole/24 Ore, 2011). Depuis 2010, il travaille en collaboration avec la Fondation Bassetti pour étudier le rapport entre artisanat et design à travers de nouveaux moyens d’expression tels que la pièce de théâtre Mani grandi senza fine (Piccolo Teatro Milan, 2011), et le film Avanti Artigiani (2014).

Note

1. Luigi Pasinetti, Dinamica strutturale e sviluppo economico, Utet, Torino,1984, pp. 314-315 2. Andrea Branzi, Modernità debole e diffusa, Skira, Milano, 2006, pag. 53

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